13/12/2017

LA PEAU DURE de Raymond Guérin

On louche un moment sur la photographie de couverture, et on se creuse les méninges pour se rappeler de quel film avec Lilian Gish elle est tirée. Fausse piste. Ce n'est pas Lilian Gish dans un vieux mélo de Griffith, c'est une anonyme. Cette fille n'existe pas (ne poussez pas des cris d'orfraie, c'est une anonyme, donc personne).
Comme raccord, c'est pas mal, parce que La peau dure vous parle justement d'elle: de personne. Ou plus précisément d'elles, toutes ses femmes qui au lendemain de la seconde guerre mondiale, jeunes, vieilles, orphelines, veuves, abandonnées, belles, moches, pucelles, saintes et putains tondues ou pas, ont mangé leur pain noir en attendant qu'on veuille bien jeter un regard sur elles.

Elles sont trois soeurs. Pas celles de Tchekhov, bien qu'elles aimeraient bien elles aussi prendre le thé sous le saule pleureur au bord de la rivière en se plaignant de tout et de rien, dans la riche propriété de papa. Clara, Charlotte et Louison sont nées à Paname au moment où il ne fallait pas, et pauvres en plus de ça. Pour comble de malheur, maman est morte, les laissant à l'abandon dans le giron d'un paternel remarié qui s'en fout et les jette: c'est la guerre, et vive la S.T.O., où les parents encombrés peuvent facilement se défaire de leur marmaille en faisant fi de leur foi patriote et faire oeuvre utile. On n'appellera pas ça, par la suite, de la collaboration, mais du pragmatisme. On continue à comprendre ce que cela veut dire aujourd'hui: faire des économies. En Allemagne, on pratique l'effort de guerre dans les champs, on se fait des amitiés comme partout, des amours comme ailleurs, et on avorte comme on peut.

Les trois frangines égrènent chacune leurs histoires, leurs malheurs. La première, Clara, vit sa vie de bonniche au petit bonheur la chance. Elle a le bol d'avoir fini par atterrir dans une famille bourgeoise, mais progressiste, où on la traite bien, où monsieur ne cherche pas à la tanker dans les coins comme partout avant. et s'offusque même courageusement quand les flics viennent la chercher pour la mettre en prison parce que suspecte d'avoir avorté. La police repart avec elle penaude, engueulée, mais l'encage tout de même, c'est les ordres !

Avec Jacquotte, c'est plus compliqué: elle s'est mariée. Avec un petit fumier et surtout une belle-mère encore plus fumier que ça. En lisant son histoire, on comprend pourquoi des décennies après des énervées se soient bagarré pour le droit de garde. Jacquotte, c'est du Zola. Jacquotte se remettra à la colle avec un plus con encore.
Louison se croit la plus futée, mais on ne sera pas plus optimiste. Elle fréquente les troquets les plus affables de Montparnasse, tangue de plus en plus entre tous ces amours de traviole, et picole beaucoup trop. Sa petite racaille d'Arménien l'aimant d'amour fou, elle le trompe avec deux autres types dont un se fout carrément d'elle, mais dont elle est folle. C'est compliqué, la vie d'amour.

Raymond Guérin était un de ces écrivains à côté de la plaque qui sont passés à deux doigts du Grand Nulle Part mais que la réalité rattrape à chaque redécouverte. Il ne sera jamais panthéonisé (un "merde" affectueux à celles et ceux qui pensent que Jean d'Ormesson est un grand écrivain, en passant), mais son précipité de mélo social garde une saveur qui continue à faire peur. Et pourquoi j'ai l'impression qu'il nous parle non pas d'une période révolue, mais de ce qui nous attend ?

En attendant de voir ce qui va arriver, n'y pensons plus, lisons:

"Comme tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, je me suis levée, ce matin, à six heures. C'est le réveil, encore une fois, qui m'a tiré du lit."

C'est bête, comme première paragraphe. On sent le bras d'honneur à Marcel, ou le pied de nez dit gentiment. On n'ira pas faire de cure sur le côte sinon, pour nous en remettre. On n'est même pas sûr de garder le réveil éteint le dimanche. On ne sera jamais sûrs de rien en fait, sauf du pire.

Signé: RongeMaille   

21/11/2017

POUR TOUT L'OR DU MONDE de David Huddle

Les premières phrases vous scotchent: "Quelques semaines après l'anniversaire de mes quinze ans, un certain monsieur Gordon, ami de mes parents, me demanda sur un ton calme et direct si j'aimerais avoir une aventure avec lui."

Marcy est une jeune fille qui attire le regard depuis qu'elle est toute petite, une de ces personnes toute droit issues des fantasmes de chacun, une sorte d'idéal féminin faite de chair et de sang qui illumine tout ce qu'elle approche. A quinze ans, elle est ce genre de fille qui décourage de ces longues jambes bronzées et de sa chevelure blonde flamboyante quiconque voudrait la défier sur les terrains de sport, ou l'inviter sur la piste de danse. "Mais pour être tout à fait sincère, ajoute-t-elle plus loin, je voulais que mon aventure avec M. Gordon soit de nature sexuelle."

Pour tout l'or du monde n'est pas un roman entièrement dévolu au parcours de Mrs Marcy Bunkleman, il s'agit plutôt de l'histoire d'un rectangle amoureux qui durera des années lycée jusqu'à l'âge de la retraite. Marcy vivra son aventure avec ce bel homme grisonnant quelques mois avant de filer dans les bras du beau gosse du bahut, Allen, alias ABC, un autre genre d'aimant à regards et à désirs pour qui tout semble facile et naturel, y compris de mettre dans son lit, comme ça, la plus belle fille du campus.

Il y a aussi Jimmy, le meilleur ami d'ABC, qui n'en reviendra jamais vraiment de se retrouver dans les parages de la somptueuse Marcy dont il est fou amoureux, dont il sera fou amoureux jusqu'à la fin de sa vie. ABC et Marcy se marieront, Jimmy épousera la meilleure copine de celle-ci, Uta, petite bombe exhubérante à la tête bien sur les épaules qui trouve par ailleurs le bellâtre ABC complètement inconsistant, même si elle se sent parfois en osmose avec lui, de façon incompréhensible. 

Et la vie passe, les sentiments trépassent, les gens changent, les grands moments se transforment en souvenirs, voire en regrets. Comme dans un roman de James Salter, auquel le cadre petit-bourgeois fait bien sûr beaucoup penser, David Huddle nous donne à vivre quelques vies entières, sur un mode chorale classique (les protagonistes prennent tour à tour la parole) mais qui prend ici une valeur bien singulière: au fil des pages, au fil du temps, les fortes personnalités s'estompent, prennent une teinte plus pâlote, ou se figent dans des postures ("Ma mère s'est changée en pierre" dit Suellen, la fille de Marcy dans le dernier chapitre). Jimmy et Uta auront vécu toute une vie à l'ombre de deux astres qui n'en étaient pas vraiment, et eux seuls finalement sauront ce qui se trouvait à l'intérieur. Marcy et Allen, eux, auront été aveuglés toute leur vie par le regard admiratif des autres. 

Voici l'unique ouvrage que vous trouverez de David Huddle. Le reste de sa production, une oeuvre poétique fournie ainsi que quelques recueils de nouvelles, n'a tout bonnement jamais été traduit en France. L'Olivier réédite ce chef d'oeuvre (sorti il y a presque vingt ans dans une certaine indifférence en 10/18). On ne va pas chipoter longtemps et vous le dire tout net: on échangerait pas pour tout l'or du monde ce chef d'oeuvre contre toute l'oeuvre de James Salter.


Signé: RongeMaille 

12/10/2017

LA BOLCHEVIQUE AMOUREUSE & LE DOUBLE JEU DE JUAN MARTINEZ de Manuel Chaves Nogales

C'était un sacré type. Longtemps considéré comme un des plus grands journalistes espagnols de son temps, Manuel Chaves Nogales dut en 1936 fuir l'Espagne franquiste pour se réfugier d'abord en France, qu'il fuira à son tour pour échapper à la Gestapo, et finir ses jours à Londres en 1944.

Grand témoin de son époque, Nogales est l'auteur d'un des livres les plus marquants sur la guerre civile espagnole, A feu et à sang qui, ironie de l'histoire, n'eut que peu d'impact dans son pays puisque édité par un obscur éditeur chilien en 1937, et étouffé bien sûr par la censure franquiste. Chez nous, il ne fut publié qu'en 2011... Comme Nogales infusait volontiers dans tous les endroits où il trainait, il fut également un des témoins les plus perspicaces de la grande débâcle de 1940 face à l'armée allemande dans L'agonie de la France, où il s'interrogeait sur la manière ridicule avec laquelle la prestigieuse armée française avait rendu aussi vite les armes face à l'ennemi. Impitoyable dans ses jugements comme d'une précision redoutable dans ses observations, là encore les éditeurs ne furent pas pressés de révéler au lectorat français ce point de vue acerbe puisqu'il ne fut traduit chez nous... qu'en 2014...

Nous devons ces traductions aux éditions Quai Voltaire, qui après un nombre de volumes assez conséquent rendant compte de son travail de journaliste, n'a pas manqué de sortir également Le double jeu de Juan Martinez, une de ces rares échappées vers la fiction dans lequel l'auteur nous raconte, via le témoignage d'un danseur de flamenco exilé en Russie avant 1917, le vécu journalier de ceux qui ont été les témoins et victimes de la grande révolution d'octobre. Nogales disait volontiers que ce qui se trouvait dans ce roman n'était rien d'autre que la transcription exacte de ce que lui avait raconté cet artiste madrilène exilé en Russie (Juan Martinez, ci-contre), qui fut bloqué durant des années dans ce bourbier infâme en compagnie de son épouse. Aujourd'hui repris dans la collection de poche La Petite Vermillon de la Table Ronde, ce roman est à coup sûr le témoignage le plus incroyable sur ce conflit fratricide où des hordes de chiens affamés s'entre-dévoraient.

 Mettant dos à dos bolchéviques et russes blancs, les uns tirant sur le peuple et les tsaristes, les autres tirant sur le peuple et les juifs, Le double jeu de Juan Martinez est un de ces livres qui colle des frissons. Point d'orgue de ce roman extraordinaire, la relation du siège de la ville de Kiev par l'armée rouge, puis par l'armée tsariste, puis par les bolchéviques et son infâme organe d'oppression, la Tchekha, puis par l'armée polonaise, et enfin pour finir par l'armée rouge à nouveau, sur fond de famine et de pogroms, qui nous offre une succession de portraits de bourreaux et de brutes comme on aime en croiser que dans les livres...

Comme l'écrit Andrès Trapiello dans la préface qui ouvre le roman (que d'aucuns considéreront comme un témoignage historique), "qui eût imaginé que le cataclysme de la révolution soviétique pût être raconté par un expert en castagnettes?"

Un expert en castagnettes, pourquoi pas... Mais en ce qui concerne Nogales, un expert en humanité, certainement. Dernière parution en date, toujours aux éditions Quai Voltaire, un recueil de nouvelles intitulé La bolchevique amoureuse où se profile un court instant un Manuel Chaves Nogales plus littéraire, et uniquement porté vers la fiction cette fois. Un Nogales qui n'ira pas plus loin dans cette nouvelle carrière qui s'ouvrait à lui, happé par les soubresauts de la guerre civile, puis de la guerre mondiale, et fauché enfin par la maladie à 46 ans.

Si la première histoire qui donne son titre au recueil nous parle encore de cette révolution russe, ce n'est plus que par le prisme d'une perdition amoureuse vécue par une femme vouée corps et âme au communisme mais dévorée de chagrin par la perte d'un amoureux bien plus jeune qu'elle, et séduit par une fille de son âge. La révolution d'octobre prônait l'amour libre et la fin de cette institution bourgeoise qu'était le mariage, rappelons-le... Si on rencontre des accents à la Tchekhov dans cette nouvelle, c'est que l'intime tout à coup prend le pas sur la grande Histoire et qu'au fond, seul ne comptera plus à ses yeux que l'individu.

Dans L'homme équivoque, histoire étonnante d'un mystérieux faussaire ayant fait fortune en fabriquant des faux billets, et rêvant de se faire prendre au soir de son existence, nouvelle qui peut se lire aussi comme une métaphore habile sur la main-mise naissante mais absurde des banques sur nos sociétés, on trouve même cette pointe de grotesque qui ferait de Nogales, du coup, une sorte de lointain cousin de Pirandello...

Dommage que cet écrivain soit parti si tôt, il aurait sans doute su rendre compte de l'immédiate après-guerre avec le bon oeil, comme il aurait pu épanouir ce talent de conteur étouffé dans l'oeuf. En l'état, voilà en tout cas une oeuvre à (re-)découvrir...

Signé: RongeMaille

04/10/2017

CHÈRE IJEAWELE, OU UN MANIFESTE POUR UNE EDUCATION FÉMINISTE de Chimamanda Ngozi Adichie

Voici un petit livre (à peine 80 pages), une longue lettre, à mettre entre toutes les mains.

"Il suffit d'une personne pour faire que les choses changent."

Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe de Chimamanda Ngozi Adichie (vous la connaissez sûrement elle a écrit le très bon Americanah) est une lettre que l'auteure adresse à son amie qui lui demande comment élever sa fille de manière féministe. Cette demande a poussé l'auteure à se questionner sur le sujet et à nous livrer ce petit manifeste, qui, je l'espère, vous fera aussi réfléchir (mais pour ça il faut le lire bien sür).

" Je suis convaincue de l'urgence morale de nous atteler à imaginer ensemble une éducation différente pour nos enfants, pour tenter de créer un monde plus juste à l'égard des femmes et des hommes."

Pour avouer la vraie vérité au début j'étais un peu déçue. Une de mes amies m'a vivement recommandé ce livre en me disant qu'elle l'offrait à toutes ses amies et qu'il fallait que je le lise. Donc je m'attendais à un truc de fou, de l'inédit, qui me foutrait par terre... Et... Non. Elle énonce plutôt des choses qui me semblent être du bon sens. Mais elle écrit très bien, ça respire la bienveillance, une petite pointe d'ironie et d'humour, donc une texte agréable à lire. Mais je suis toujours debout, pas de cailloux dans la gorge, pas d'envie de tout casser. Puis, j'ai rebranché mon cerveau. J'ai d'abord pensé : elle parle de l'Afrique alors effectivement tout ça n'est peut-être pas du bon sens et ça mérite d'être dit. Puis je l'ai rebranché dans le bon sens et j'ai commencé à réfléchir à ma famille, mes amis, la société en générale (grosse réflexion) et finalement à moi-même. Cela me semble être de bon sens mais... ça se passe comme ça dehors.


GROSSE PRISE DE CONSCIENCE : y a des gens qui sont cons ! (ouais je sais c'est fou, je croyais que ça avait disparu). Ils pensent que les femmes n'ont pas d'âme, ne méritent pas le même salaire qu'un homme (un vrai), doivent se marier et faire des enfants (sinon elles ont raté leur vie), s'habiller en rose (si elles mettent du bleu elles pourraient devenir lesbiennes ou même des hommes), jouer avec des poupées (même raison que précédemment), être gentille et agréable. Les pauvres...


Heureusement Mme Adichie arrive avec ses 15 suggestions pour remettre le monde à l'endroit. La dame n'en est pas à son coup d'essai, elle a déjà écrit Nous sommes toutes féministes, donc son amie a bien eu raison de lui demander conseil. Elle parle beaucoup des stéréotypes, et de comme il est important de les combattre, d'être ouvert d'esprit tout en étant plein et entier. D'avoir ses opinions sans chercher à plaire et oui, on a le droit de dire NON.
"Voici ce qui devrait être ton postulat féministe de base: je compte. Je compte autant. Pas « à condition que ». Pas « tant que ». Je compte autant. Un point c'est tout."

Pour conclure les images parlent mieux que les mots :



  Signé :                  

29/09/2017

SIX QUATRE de Hidéo Yokoyama

Une petite bombe ! 


Si vous voulez lire un véritable "page turner" qui va à 300 à l'heure et qui, au niveau de l'intrigue, vous scotche littéralement à votre canapé pendant quelques heures et qui tombera demain dans les oubliettes de vos lectures trop nombreuses ....
Passez votre chemin ! 


Hidéo Yokoyama vous offre le Japon contemporain sur un plateau en or massif. Sa méticuleuse syntaxe vous apprendra tout des rapports complexes entre la presse et la police (avec un petit topo sur la guerre des polices en bonus).

Le Six Quatre, c'est un kidnapping d'enfant qui a mal tourné quatorze ans auparavant. Et c'est le commissaire Mikami qui va vous le raconter. Il était en poste pour le kidnapping et désormais il est chef des relations presse. Et il a tout son temps. Alors un conseil : prévoyez une petite semaine de lecture. Dégustez lentement. 

C'est quand même très rare d'avoir sous les yeux un roman de cette qualité.

Signé Mère grand :

20/09/2017

COURIR AU CLAIR DE LUNE AVEC UN CHIEN VOLE de Callan Wink

La collection Terres d'Amérique d'Albin Michel n'en démord donc pas : plusieurs fois par an, il faut qu'elle aille nous débusquer quelques jeunes pousses des lettres américaines qui se sont fait une réputation chez eux avec leurs premières short stories. C'est comme un rite de passage dirait-on, une sorte d'exercice obligé avant de s'atteler au format long du romanesque. Ou pas. Ecole de rigueur et d'assurance, qu'on soit américanophile ou américanophobe, force est d'admettre que la nouvelle est un format qui aujourd'hui leur appartient. Quand on a lu certains textes court d'Hemingway ou de Carson McCullers, on comprend mieux comment des écrivains comme eux sont parvenus par la suite à une maîtrise formelle et à un sens de la synthèse inouï.

Après les talentueux John Vigna, Karen Russell, Alan Heathcock, Tom Barbash et bien d'autres, voici Callan Wink. Né en 1984, ce jeune homme s'inscrit d'entrée dans les pas des très grands. Ses nouvelles proposent ce cocktail parfait, très Ecole du Montana (de nombreuses histoires s'y déroulent d'ailleurs), de grands espaces, de rapports conflictuels et fusionnels avec la nature, et de drames intimes faits de petits riens et de très grandes choses. Rien de nouveau sous le soleil du Midwest me direz-vous... Sans doute, mais ici, la maîtrise du texte, des descriptions et des sentiments sont absolument imparables.

Dans la première histoire qui donne son titre au recueil, un jeune huluberlu ouvre la grille d'un chien à la gueule sympathique pour s'enfuir avec lui, - il ne sait pas trop pourquoi -, deux gusses pas très nets à ses trousses. Là, un jeune homme qui doute un peu trop de lui se retrouve à partager la vie d'une femme mariée beaucoup plus âgée et de son gosse, alors que le mari, lui, traîne dans une maison de repos après avoir abusé d'antidouleurs. Un type qui joue chaque année le rôle du Général Custer dans une reconstitution de la bataille de Little Big Horn retrouve encore une fois sa maîtresse, une Amérindienne, qui elle incarne une squaw, comme tous les ans. Chaque soir, il doit penser à appeler sa femme, qui subit des séances de chimio.


Dans une des plus belles nouvelles du recueil, Dérapages, on suit le parcours chaotique de Terry, un jeune et grand costaud pas bien dégrossi qui vient de cogner à mort un homme au sortir d'un bar, mais son histoire nous est racontée via les rapports particuliers qu'il entretenait avec son grand-père, fin pêcheur de rivière et figure tutélaire bancale. La manière que possède Wink de nous raconter la formation d'un jeune homme avant, pendant et après le drame autour de cette simple relation est tout simplement magnifique.

De la même façon, la dernière nouvelle, sorte de roman miniature intitulée Regarder en arrière mérite amplement le qualificatif de chef-d'oeuvre. Pour raconter la vie toute entière de cette femme, Lauren, de son veuvage, de son amour perdu, de ses occasions ratées, de ses soucis de clôture, d'animaux domestiques, de maman malade qui perd la boule, de son beau-fils et de son berger allemand au comportement flippant, Callan Wink déploie alors un savoir-faire de vieux briscard qui, pour le coup, sied assez mal à son statut d'écrivain débutant. C'est tout simplement bluffant.
Curieusement, certains jeunes auteurs publiés dans cette collection ou chez d'autres éditeurs n'ont jamais été au-delà du premier recueil flamboyant. Et pourquoi pas, après tout ? En l'état, Courir au clair de lune avec un chien volé (quel titre, pas vrai ?) suffira amplement à asseoir la réputation de l'auteur, dont on attendra, aux aguets, les futures productions... Qu'il fasse moins bien à l'avenir ou mieux, ou rien du tout, peu importe. Mais celui-là, on le surveillera de près.

Signé: RongeMaille

13/09/2017

LES AVENTURES DE RUBEN JABLONSKI d'Edgar Hilsenrath

C'est un livre à ranger à côté des oeuvres de Primo Levi, Soljenytsine, Kertesz ou Spillman. Les aventures de Ruben Jablonski est, en partie, un livre d'inhumanité, de souffrance et de survie, mémoires d'un homme qui a vécu l'enfer à Mogilev-Podolsk, ville ukrainienne transformée en ghetto juif sous l'occupation allemande (et l'aimable participation, fort zélée, des forces de police roumaines). Ce livre, Hilsenrath l'avait déjà écrit, il s'agit d'un des chefs-d'oeuvre du grand écrivain allemand, et il s'appelle Nuit, publié en 1964.

Ce roman-là, écrit plus de 30 ans après, ne nous raconte pas tout à fait la même chose. Certes, il nous parle de persécutions, d'horreur mais surtout d'exil. Et sur un ton, dans un style d'écriture qui n'est justement pas celui des grands auteurs cités plus haut. Hilsenrath possède cette bonne distance qui n'est ni portée par l'emphase et encore moins par le misérabilisme. On ne doutera pas un instant qu' Edgar, à cette époque, était un jeune homme intelligent et plein de ressources à qui la vie ne pouvait pas en raconter trop longtemps... Et c'est comme ça qu'il se livre ici: plein de vie, volontiers baratineur et opportuniste, diablement doué aussi pour apprendre à vitesse grand V toutes les langues qu'il croise, et sans doute protégé par un invisible ange gardien qui l'aura aiguillé vers les bons chemins plus d'une fois.
Le prosaïsme des situations peut sembler bien déroutant parfois, tout au long cette fuite sur les chemins de l'exil. S'il parle beaucoup des destins tragiques vécus et racontés par d'autres, de la souffrance de voir sa famille éparpillée loin de lui aux quatre coins de l'Europe, son expérience du ghetto ne fut qu'un spectacle de mort, et ses haltes successives d'Allemagne en Ukraine, de Roumanie en Bulgarie jusqu'en Palestine puis Paris et New York, un périple interminable qui ne sera rien d'autre que son roman d'initiation à lui.

Ruben Jablonski (Edgar) n'a qu'un but dans cette existence: retrouver les siens. Mais des raisons de (sur)vivre, il en a deux: faire l'amour et surtout: écrire. Un rescapé des ghettos juifs ou des camps peut se permettre cela: raconter sans crainte et sans frein ce que le jeune homme plein de sève et d'ego qu'il a été avait alors en tête: manger, baiser, écrire. Une fois qu'on a survécu, en effet, pourquoi ne serait-on pas obnubilé par le principal, par ce qui fait le sel de la vie: vivre, quoi.
Hilsenrath passe sans accroc aucun de la relation tragique d'une jeune rescapée des camps qui a été violée pendant des mois par des paysans polonais qui la cachaient à ses préoccupations pécuniaires de traîne-savate à Tel-Aviv pour pouvoir de payer une séance au bordel. Ou de sa relation torride avec une riche exilée au nez et à la vieille barbe de son mari, qui survient peu après cet épisode fiévreux dont il n'aurait pas du réchapper.

La vie emmène tout, et les morts restent derrière. C'est au fond un roman très significatif de l'art de l'écrivain et de sa vision du monde: on y croise le Hilsenrath tragique, humaniste et sans effet de manche de Nuit et du Conte de la dernière pensée (sur le génocide arménien), comme celui, paillard, grotesque mais impitoyable dans sa clairvoyance et son acidité de Fuck America et d'Orgasme à Moscou.
Quelle vie terrible  (pourrait-on lui dire en s'imaginant le voir faire la gueule) ! Quel bon dieu d'écrivain (et là, peut-être, le verrait-on sourire) !!!

Signé: RongeMaille

30/08/2017

JUSQU’À LA BÊTE de Timothée Demeillers

ABATTOIR BLUES

Alors que le monde s'esbaudit quand Brigitte Macron est désignée marraine d'un bébé koala né au zoo de Machinchouette et que le couillon de base applaudit des deux pieds aux prouesses d'un émirat du Golfe  qui vient de débaucher un joueur de foutebole pour des centaines de milliers d'euros, que des chroniqueurs de presse libérale s'emballent en faveur de la révision du code du travail, de la fin des 35 heures, du repos dominical et, pourquoi pas, de passer aux quatre semaines de congés annuels (ce qui est encore bien généreux), qu'on peut très bien se remplir les poches dans la foulée d'un plan social concocté par ses soins et demander des efforts aux smicards, tout comme on peut se permettre de coller des peines de prison à des personnes qui veulent sauver des vies, la littérature se pose cette question, parfois, mais c'est assez rare: et que devient le monde ouvrier dans tout ça?
Pour beaucoup, il appartient aux étagères de nos bibliothèques empoussiérées..."C'est du Zola", et puis voilà... Pour beaucoup, c'est un monde qui n'existe plus (et c'est pourquoi les syndicats, par exemple, ne représentent plus qu'eux-mêmes, et leurs petits intérêts). On parle d'employés de commerce, de travailleurs saisonniers, d'intérimaires, de monde paysan aussi parfois (mais aux yeux de la plupart c'est là qu'on trouve de bons partis, des célibataires rigolos, un peu lourds qui possèdent de bien belles maisons et puis quels jolis paysages!), de chômeurs (qui profitent du système), et l'ouvrier a été relégué dans cette ornière à l'abri du regard des autres qui n'a plus droit de cité. Car qui parle de monde ouvrier parle de souffrance au travail, de répétition, de pénibilité et ça, on l'a encore vu il n'y a pas si longtemps, ça ne peut pas exister (et puis c'est trop compliqué à évaluer).

Erwan travaille dans un abattoir près d'Angers. Un travail à la chaîne qui en vaut bien un autre dans un premier temps, mais en fait non: assommer les boeufs à la chaîne, les accrocher, les dépecer, les débiter, rincer tout ce sang à grande eau, faire glisser toute cette barbaque sur des tapis roulants, on ne s'y fait jamais vraiment. Et Erwan fait ça depuis longtemps... Dans Jusqu'à la bête, Timothée Demeillers fait plus que nous raconter le quotidien terrible du travail d'usine, surtout s'il s'accompagne de mise à mort. Le problème de la souffrance animale, par exemple, n'est pas le sujet de son roman. Il s'agit ci de souffrance humaine, ce dont personne n'a envie de parler. Il nous raconte la destruction d'un être humain par l'indifférence et le mépris.

Le quotidien d'Erwan est morne, ennuyeux. C'est un homme peu sûr de lui et qui au fond se déteste beaucoup. C'est un homme qui ne se reconnait aucune qualité. En cela, son entourage le confortera sans cesse dans cette idée. Et autour de lui, un véritable désert affectif: une famille soudée qui n'en est pas vraiment une, et aimante non plus. Des rapports avec les femmes qui se sont fait de manière... tardive, et décevante. Et au coeur de l'usine, dans le ventre de la bête, une absence totale d'entraide, de reconnaissance. De sa direction, cela va de soi, mais de ses collègues non plus, rien du tout... Juste des blagues salaces, sans cesse répétées, des histoires faites de racisme, de machisme et de fiel mariné dans la bêtise crasse. Il n'y a plus de monde ouvrier, il n'y a plus que des ouvriers. Qui doivent fournir leur travail pour ce qu'on leur donne, mais plus l'inverse.

De cette misère affective, de ce grand vide qui ne dit pas son nom, le roman tire sans aucun doute ses meilleurs passages. Et c'est sans aucun mal qu'on finira par admettre que ce qui finit pas advenir est de l'ordre du logique. Soit on plie, soit on casse.

Dans la description des gestes, Timothée Demeillers est très fort. Au plus intense des questionnements de son triste héros disparu au fond de lui-même, l'auteur insiste sur les bruits de la chaîne, qui deviennent ceux d'un cerveau qui tourne à vide: Clac - Clac - Clac. Les pensées néfastes d'Erwan finissent par lui passer sous les yeux comme ces morceaux de viande qu'il dépiaute, depuis des années. On se croirait parfois dans la rythmique folle et hypnotique de la prose de David Peace, cet autre grand écrivain de l'aliénation et de la folie de masse, qui lui aussi a su parler de la destruction du prolétariat sous Thatcher.

Et le livre s'achève avec cette assurance, cette clairvoyance terrible que le sort d'Erwan, tout comme celui du reste du monde ouvrier, n'intéresse plus personne. Par contre, on lui demandera, à lui, d'envier un peu plus ceux qui possèdent les plus belles maisons, les plus grandes piscines, les femmes les plus sublimes. D'admirer encore plus ceux qui possèdent tout et de s'oublier, lui qui n'aura jamais rien.

Signé: RongeMaille

26/08/2017

PACIFIQUE de Tom Drury

... Et pour la quatrième fois, on referme un roman de Tom Drury en se demandant: mais comment arrive-t-il à faire ça ?... C'est un des secrets les mieux gardés des lettres américaines, qu'on se refile de bouche à oreille comme l'adresse du meilleur restaurant du monde, qui serait aussi le genre de cantine familiale où on se sent comme chez soi, et où le patron vous offrirait les boissons à chaque fois. On se dit parfois qu'il est quand même dommage que l'aura de cet homme ne dépasse pas le cénacle réservé à quelques fines bouches et autre personnes de goût et puis, finalement, on se fait une raison: les grands sont souvent relégués dans l'ombre, c'est comme ça.

Tom Drury est sans doute l'auteur qui illustre le mieux cette définition d'"écrivain pour écrivains", qu'on a pu coller à d'autres avant lui. Jonathan Franzen, Annie Dillard, Véronique Ovaldé, Fabrice Colin ou Barry Hannah ne jurent que par lui, car qui mieux qu'un autre auteur serait à même de juger la précision d'orfèvrerie ici à l'oeuvre, sous ces fausses apparences de romanesque dilettante, de ballade sans fin ni véritable but, au coeur d'existences banales et anodines... en apparence.

Lui-même natif de l'Iowa (capitale: Des Moines), et y vivant toujours, nous voici donc revenus dans le comté de Grouse, là où le ciel est plus bleu qu'ailleurs avait-il déjà écrit dans un de ses livres précédents, où il se compte plus de moissonneuses-batteuses au kilomètre carré que d'habitants. Et que s'y passe-t-il, dans ce bienheureux comté ?
Eh bien pas grand chose, et c'est là le plus terrible de l'histoire: il est en effet absolument impossible de résumer un roman de Drury. Et il n'a pas modifié d'un pouce sa manière de procéder depuis La fin du vandalisme et Les fantômes voyageurs. Il nous jette quelques personnages en pâture, quelques situations dramatiques, ou juste tendues, ou amusantes, voire drolatiques sur quelques pages, parfois quelques paragraphes et zou, passe à autre chose.

C'est pourquoi, bizarrement, pénétrer dans un roman de Drury fait toujours l'effet de commencer une sorte de roman russe miniature, de Tolstoï bonsaï. Après 30 pages de lecture de Pacifique, on se surprend d'ailleurs à s'énerver un brin: mais c'est qui cette Louise à la fin, c'est qui ce Micah, c'est le fils de qui... il faut se laisser un temps d'adaptation (j'allais écrire: adoption) pour que ces personnages s'insèrent dans le paysage. Quand les liens des protagonistes entre eux finissent par se révéler, quand leurs motivations éclatent au grand jour, ce n'est plus une histoire mais de multiples destinées qui progressent sous nos yeux. Le plus fort, c'est que Tom Drury est avare de description physique, de paysages comme d'intérieurs. Cette invitation à l'adresse du lecteur à compléter le tableau a pour effet merveilleux de nous rendre ces gens plus proches. Et c'est toujours un léger déchirement au coeur qu'on referme ses romans, comme à l'heure de se séparer d'un proche pour plusieurs années.

Il n'existe pas d'autre auteur à l'heure actuelle qui puisse vous procurer ce sentiment de joie et de satiété lorsque soudain vous reconnaissez à un trait de caractère, à un élément de sa vie intime (car vous avez oublié leurs prénoms depuis le précédent volet), un personnage auquel vous vous étiez attaché dans un autre roman.  C'est comme... faire partie de la famille. D'où notre encouragement sincère à lire absolument TOUS les romans de ce grand écrivain afin de décupler le plaisir.

Reste que son style, son écriture, n'est pas facile à rallier à une quelconque école, à un autre écrivain. Parfois se rappelle quelque chose de ce qui faisait la délicatesse et la grandeur de Winnesburg, Ohio du grand Sherwood Anderson, peinture toute en pointillés d'un bled anonyme par le biais de nouvelles qui étaient autant de portraits de ses habitants.

Il n'existe pas non plus beaucoup d'auteurs américains actuels qui sachent parler de la vie ordinaire dans l'Amérique profonde sans verser dans des excès de violence et de dramaturgie. Dans chacun de ses livres, Drury plante des situations qui, sous d'autres plumes, vireraient au tragique ou au carnage. Chez lui, les drames prennent les aspects du quotidien le plus trivial ou, au pire, à des actes de violence qui laissent pantois par leur ridicule. Ici, l'invraisemblable affaire de trafic de fausses reliques celtiques avec son personnage d'originale cinglée , doit plus à Donald Westlake qu'à Donald Ray Pollock. 
Ceci doit sans doute tenir à une explication des plus simples: le saviez-vous, mais l'Etat de l'Iowa est celui où le taux de criminalité est le plus faible des Etats-Unis. On se disait aussi que s'il y faisait si bon vivre, dans ce patelin, ça n'était pas seulement par la grâce d'un grand écrivain...

Signé: RongeMaille

23/07/2017

L'HOMME DE MIEL d'Olivier Martinelli

Le 17 Août 2017 sortira un très bon roman d’Éric Reinhart chez Gallimard, La chambre des amants, mais je ne le lirais pas. Je ne peux pas. Les livres qui parlent de maladie me font peur. J’ai sûrement un truc à régler avec la mort … Bref, le Reinhart je ne peux pas, comme Oscar et la dame rose de Schmitt, je n’ai jamais pu… (la comparaison est stupide, on ne peut pas comparer la douleur … ni le degré de littérature employée d’ailleurs pour la narrer). 
Mais contre toute attente, je vais me contredire en vous parlant d’un récit qui m’a émue aux larmes et que vous achèterez dans une librairie indépendante le 24 Août.

Pour résumer, je pourrais citer l’auteur : « Mon cancer s'écrit myélome et je ne peux m'empêcher de penser « miel homme ». Il me paraît plus doux, du coup, moins agressif. Grâce à lui, je me sens comme un héros Marvel. Je suis l'Homme de miel. »

Mais je ne peux pas résumer... Ce livre, c’est l’histoire d’un fils, d’un frère, d’un ami, d’un mari et d’un père. C’est aussi l’histoire d’un combat pour la vie avec une volonté inouïe. Un désir d’écrire aussi comme une évidence ou une urgence. J’ai presque envie de lui dire qu’on se serait passé de ça pour détrôner Marc L des meilleures ventes des grandes et moyennes surfaces alimentaires. Olivier Martinelli se met à nu et j’aimerais mieux que cela soit un roman. Il n’en est rien, c’est la vie, la vraie, sans pathos, sans maquillage et sans filtre.

Avec le talent qu’on lui connaît, je vous engage donc à faire une séance de rattrapage pour : La nuit ne dure pas chez Treizième Note paru en 2011 (demandez à votre voisin, il doit l’avoir car la maison d’édition a fermé et ça arrive à des gens très bien malheureusement) ou Quelqu'un à tuer à La Manufacture de livres paru en 2015.
Je ne peux pas résumer cet auteur à ces deux titres là alors faites-vous plaisir pour les autres. Vous dire qu’il a assez d’orgueil pour faire un bon écrivain, qu’il a des références littéraires et musicales sérieuses ! Fante est sur sa table de chevet en permanence et son fils s’appelle Dan ... Tout ça ne suffit pas. Il est prof de maths à Sète. Il est assez machiavélique pour mettre des exercices bonus à la fin de chaque contrôle alors que la plupart de ses élèves ne les font pas. Ça ne suffit pas non plus.
Alors juste vous dire que dans L’homme de miel aux éditions Christophe Lucquin (une petite maison d’édition spécialisée dans les petites pépites... Lisez Lento d’Antoni Casa Ros en passant, ça peut faire du bien) vous aurez un miroir devant les yeux, vous verrez votre propre peur devant l’inéluctable, et une fois le livre fermé, vous aimerez plus, vous regarderez plus les petites choses insignifiantes, vous serez plus justes, moins durs face à la médiocrité, plus tolérants face aux différences, vous serez en vie et c’est déjà beaucoup.

Signé : Mère grand

22/07/2017

LA SOURIS QUI RUGISSAIT de Leonard Wibberley

La souris qui rugissait parut en 1955 et fut adapté au cinéma quelques années plus tard par Jack Arnold, le réalisateur de L'homme qui rétrécit et de Tarentula. Choix étrange pour un film comique me direz-vous mais, beaucoup plus cohérent, l'interprétation fut alors confié (trois rôles!) à l'impayable Peter Sellers qui fit de cette adaptation, à l'époque, un très joli succès. On avait un vague souvenir, assez ravi, de cette loufoquerie (le film est ressorti il n'y a pas si longtemps en copie neuve), et on avait oublié en route qu'il s'agissait à la base d'un roman, que l' intrépide éditeur suisse Héros-Limite, spécialisé dans les rééditions de textes un peu perdus de vue, a eu la bonne idée de nous ressortir.

On commence la lecture du roman avec la vague appréhension que la chose est un peu datée, voire surannée, et on se surprend à rigoler comme un bossu dès les premières pages. Vous rappelez-vous de quoi il s'agit ? Vous n'avez jamais vu le film, jamais entendu parler ?

Voici: nous nous trouvons au coeur de l'Europe, dans une enclave perdue entre deux vallées quelque part entre la France et la Suisse. Royaume indépendant depuis de hauts faits d'armes survenus au Moyen-Age et dont tout le monde se fout, le duché du Grand Fenwick vit de sa propre culture, de ses paysages apaisants et de son eau fraîche. Mais pas seulement !... Fins viticulteurs et distingués buveurs, le fleuron de leur production à l'export n'est rien d'autre que ce fabuleux Pinot Grand Fenwick que le Monde entier leur envie. Au point qu'un fort peu scrupuleux viticulteur californien s'est autorisé de baptiser une de ses cuvées... Pinot Grand Enwick. Le sang des sujets de sa Majesté ne va faire qu'un tour et, foin de lettres de récrimination et de doléances polies, le Grand Fenwick déclare la guerre aux Etats-Unis, ce peuple de butors.
 Ce qui advient ensuite, suite de péripéties sans queue ni tête, fabuleux précipité de burlesque et de situations non-sensiques, en remontrera évidemment aux principes de la logique la plus élémentaire autant qu'à l'art de la guerre selon Sun Tzu...La valeureuse armée du Grand Duché, simplement dotée de casques, côtes de maille, hallebardes et flèches taillées dans les meilleurs arbres, vont repartir à bord de leur voilier avec quelques soldats américains prisonniers, en plus d'un général quatre étoiles, d'un savant plus dangereux qu'Oppenheimer et... d'un prototype d'arme de destruction massive auprès de laquelle la bombe A serait à peine digne d'un lance-pierre. Victoire !

Leonard Wibberley y va fort et ne s'encombre pas de grand chose en terme de réalisme et de véracité géo-politique. Mais sa fable burlesque fit mouche à l'époque, au paroxysme de la guerre froide, n'hésitant pas à tailler ici le portrait de quelques hauts responsables américains et soviétiques qui valent bien les vieilles ganaches stupides de Docteur Folamour. Plus inquiétant, il se pourrait bien tout compte fait  que cette allégorie pacifiste un peu foldingue trouve quelques échos désagréables à notre époque Poutinotrumpiste des plus rances.

M'enfin, comme dirait cet autre grand philosophe à hamac qui a du lire Le droit à la paresse et quelques autres joyeux anars, il n'y a pas de mal à se faire du bien avec un roman écrit à une époque où l'on plaçait encore le bon vin, les jolies filles, l'amour des fleurs et des moineaux avant ces idées avariées de progrès, de profit, et de canons plus gros que le tien. Héros-Limite réédite ce petit bijou en reproduisant tels quels les illustrations que le grand Siné avait produites pour la première édition française, chez Fasquelle. Ce qui en fait un irrésistible volume digne de figurer dans toute bibliothèque de l'honnête homme qui se respecte.

Siné... Encore un de ces types, comme Gébé, comme Reiser, Wibberley ou Lagaffe, qui avait le sens des valeurs. Et vive le duché du Grand Fenwick ! 

Signé: RongeMaille


19/06/2017

UNE AMIE TRÈS CHÈRE d’Anton DiSclafani

Pauvres petites filles riches...

Texas, 1957.

Cece Buchanan et Joan Fortier sont deux amies issues du même milieu : la classe riche de Houston, où les hommes ont fait fortune grâce à l’économie florissante du pétrole.
Elles se connaissent depuis toujours et semblent avoir tout partagé, jusqu’aux secrets les mieux gardés.

Cece, jeune épouse et mère d’un petit garçon, est sage, discrète, et totalement dévouée à son amie, alors que Joan est l’absolu opposé : aventureuse, solaire et égoïste, elle ne semble vivre que selon ses propres intérêts. Allant de fête en fête, et d’amant en amant, sa vie ressemble à celle de ces stars hollywoodiennes qu’elle admire. Elle s’éloigne peu à peu de Cece, qui s’inquiète, s’interroge, et revient sur le passé : qui est vraiment Joan Fortier ? Elle ne le sait plus. Mais l’a-t-elle jamais vraiment su ?

Pour obtenir des réponses à ses questions, Cece va s’accrocher à cette amitié coûte que coûte, et suivre Joan dans toutes ses extravagances. Quitte à mettre son mariage en péril.

Au premier abord, Une amie très chère n’avait pas grand-chose pour me plaire. Il est vrai que mes lectures m’entrainent généralement dans le monde des paumés et marginaux en tous genres plutôt que vers les histoires de femmes qui n’ont connu que le confort d’une vie où tout leur était servi sur un plateau. Ou dans un seau à glace. Ce qui est le cas de nos deux héroïnes.

D’autant plus que le nom d’Anton DiSclafani ne me disant vraiment rien, je suis allée faire une recherche concernant les précédents ouvrages de cet auteur, et je suis tombée sur ce titre : « Le pensionnat des jeunes filles sages ». Aïe !!! Avec un titre aussi niais, ça commençait mal entre l’auteur et moi.
Mais je me suis dit ensuite qu’il valait mieux mettre le titre de ce premier roman sur le compte d’une erreur de jeunesse (ou de l’éditeur).

Et puis, j’étais bien tentée par une lecture « légère ». Et grand bien m’en a pris.
Car, sous ses faux airs de superficialité, Une amie très chère est tout de même bien plus profond qu’une des nombreuses coupes de champagne qui seront bues tout au long du récit.

L’alcool y est certes omniprésent, comme la fête et l’argent, mais c’est ce qui nous permet de mieux saisir la vacuité du microcosme doré dans lequel évoluent Joan et Cece. Car une fois la fête finie (The After Party, c’est le titre original), que reste-t-il ?

Beaucoup de solitude, car les deux héroïnes sont, chacune à sa façon, prisonnières de ce que les autres attendent d’elles. Et une impression de gueule de bois, renforcée par le sentiment d’une amitié qui s’en va.

Un univers luxueux et suranné, extrêmement bien dépeint (et sans doute bien documenté. Le Shamrock, lieu de prédilection des deux amies a existé), assorti d’une fine description des personnages et des tourments de la narratrice. Une intrigue qui m’a tenue en haleine tout le long du récit malgré un dénouement un peu policé à mon goût. Une jolie écriture. Et enfin des thèmes passionnants comme la condition des femmes dans les années 50, les relations entre le personnel de maison pauvre et les employeurs riches, abordés, certes en filigrane, mais avec pertinence. Voici les raisons qui m’ont rendue accro à ce livre.
Je conseille Une amie très chère à tous ceux qui : veulent se rafraîchir au bord d’une piscine une coupe de Daïquiri à la main. Aiment bien les histoires de malheur des riches. Aiment aussi les histoires d’amitié qui sont des histoires d’amour. Et à tous ceux qui comme moi s’écrient parfois lorsqu’ils lisent : «Je suis sûre que ce sera bientôt un film !», et qui font eux aussi le casting dans leur tête. Pour ma part, je mets Sofia Coppola à la réalisation.
C’est ce qui est magique avec la lecture, on devient aussi producteur de cinéma !
Signé : La Tangente