24/04/2016

"I LOVE SHAKESPEARE!"

400 ans et pas une ride, ou si peu... Le 23 avril 1616 s’éteignait, à 52 ans à peine, dans la ville de Stratford-upon-Avon qui l'avait vu naître, celui qui fut incontestablement le plus grand dramaturge de tous les temps: William Shakespeare! 

Je me souviens encore avec émotion de la première fois que j’ai entendu prononcer son nom. J’avais 11 ans, je dévorais déjà tous les livres qui me tombaient sous la main et mon frère aîné travaillait sur Roméo et Juliette en cours de français. Sur la jaquette du livre de poche, une scène de la sublime adaptation cinématographique de Franco Zefirelli. J’avais à l'époque la même chevelure sombre et lourde que la jeune actrice qui incarnait Juliette, et si j’étais trop jeune pour rêver d’amour, j’étais irrésistiblement attirée par l’univers romantique et les promesses que laissaient entrevoir la couverture. Je ne me doutais pas alors que je tomberais amoureuse au point de faire des études de littérature anglaise et de devenir une ambassadrice de la littérature anglo-saxonne et, plus encore, de ses classiques, de par mon métier. Petite digression, je salue au passage le libraire et coéquipier d'exception qui a supporté mon côté "anglomaniaque" pendant près de 15 ans avec une patience d'ange. Le malheureux devait se débattre chaque année, à l'approche des fêtes, avec des arrivages aussi massifs qu’intempestifs de classiques anglo-saxons exhumés par Bibi dans les catalogues d'éditeurs. Il les appelait en riant mes "vieilles biques", la majorité des ouvrages étant œuvre de femmes. Mais le taquin n’a jamais réalisé combien il était chanceux: si William le prolifique avait écrit des romans, il aurait dû maudire de la même manière un vieux bouc, et pas seulement une fois l’an, c'est certain!

Bref, revenons à nos moutons, si l'on peut dire: vous l'aurez compris, j'ai décidé de vous parler de ce monstre sacré que l'Angleterre et le monde célèbrent aujourd'hui en grande pompe. Mais qui était réellement William Shakespeare? D’aucuns pensent que c’était une femme, d’autres un imposteur -entendez par là un collectif d'auteurs, le pseudonyme d'un autre dramaturge ou d'un lettré de l'époque. Pour beaucoup, il s'agissait d'un noble érudit écrivant sous couverture: l'œuvre de Shakespeare révèle en effet une culture encyclopédique extraordinaire dans de nombreux domaines (géographique, historique, politique, juridique...) laquelle est, semble-t-il, difficilement imputable à notre humble londonien. Personnellement, je me plais à imaginer une collaboration amicale et fructueuse entre un aristocrate érudit amateur de théâtre, fasciné par Shakespeare, possédant une bibliothèque parmi les plus documentées de son temps et/ou grand voyageur en Europe, et le talentueux dramaturge, curieux et avide de connaissances. Et qu'importe en réalité qui il était: on ne peut nier l'incroyable et captivante justesse de son œuvre, qui dépeint merveilleusement les passions humaines et atteste, dans chaque pièce, d'une imagination et d'une érudition unique en son temps. Quatre cents ans après sa mort, le débat sur l'identité de Shakespeare continue donc de faire rage. A Stratford-upon-Avon, sa ville natale, personne ne doute cependant que le fils d’un gantier a produit cette œuvre considérable, pas plus que l'immense cohorte de spécialistes du dramaturge. La découverte récente de l'exemplaire unique et authentifié de son testament dans les coffres des Archives Nationales de Londres aurait pu permettre enfin de trancher. Mais s'il contredit ceux qui prétendent que Shakespe(a)re n'a jamais existé, le texte du testament ne fait nulle mention de ses livres, de ses manuscrits ou de ses actions au théâtre de Londres. Le mystère reste donc entier et ça n'est pas pour nous déplaire, car il confère à Shakespeare une aura toute particulière... "To be or not to be", "Roméo et Juliette", "Un cheval pour mon royaume": Shakespeare et ses mots, ses phrases, ses proverbes, ses noms restent à jamais dans nos mémoires. Ne dit-on pas d'ailleurs de l'anglais qu'il est "la langue de Shakespeare"? Ah, Shakespeare! Toujours follement aimé, joué, adapté. Inégalable, inégalé. Preuve en est, il est à ce jour au troisième rang des auteurs les plus traduits en langues étrangères, précédé d'Agatha Christie et de, cocorico, ce cher Jules Verne. Ses pièces de théâtre sont encore jouées partout dans le monde, et sa vie et son œuvre fascinent et inspirent nombre de romanciers, biographes, critiques, artistes et cinéastes.
Shakespeare avait ceci d'unique qu'il maîtrisait tous les genres et toutes les formes littéraires, c’est sans doute ce qui fait de lui un auteur tant admiré et à ce jour inégalé. Il écrivit 37 œuvres dramatiques entre les années 1580 et 1613. Comédies, tragédies, histoires, sonnets, sa plume prolixe et flamboyante provoquait l’admiration de ses contemporains mais aussi nombre de jalousies: les attaques contre lui ne manquèrent pas en son temps et Robert Greene, dramaturge et auteur de pamphlets, le qualifiait de "misérable scribouillard". Le public se pressait en masse au Théâtre du Globe, fréquenté à l’époque par 3000 personnes par jour. A côté de comédies délicieuses et de tragédies bouleversantes, William, dramaturge et acteur, n’hésitait pas à écrire des pièces plus politiques ou satiriques qui n’épargnaient personne et lui causaient parfois du tort. La troupe dont il faisait partie bénéficia très vite d'un bouche-à-oreille élogieux: les pauvres qui payaient un penny, comme les aristocrates qui avaient droit aux galeries du théâtre du Globe, se pressaient aux représentations des drames des rois qui avaient précédé les Tudor, monarchie régnante. On dit que les jeunes gens n’hésitaient pas à quitter leur emploi un peu plus tôt  pour s’y rendre. Une trompette annonçait que la pièce allait commencer; duels, effets spéciaux, participation du public, improvisations, tout y était... Heureux ceux qui connurent Shakespeare ou cet âge d'or du théâtre! 
L'homme aura notamment construit sa réputation sur son incroyable capacité à explorer les sentiments et à représenter les différents aspects de la nature humaine. Mais de l'homme, justement, rien ou presque n’a survécu: seule son œuvre a traversé les siècles. Se pourrait-il donc qu’elle éclaire une partie du mystère qu’il semble avoir délibérément entretenu? Stephen Greenblatt, professeur de littérature anglaise à l'université de Harvard, en est persuadé. Et parmi la pléthore de biographies sur le dramaturge, je vous engage à (re)découvrir la sienne, intitulée Will le magnifique, publiée en 2014 chez Flammarion et parue en poche fin janvier. L'auteur nous y livre une extraordinaire peinture de l’époque élisabéthaine et nous entraîne dans les rues grouillantes de Londres aux côtés de celui que l’on nommait "le Barde". Si les documents concernant les biens et possessions de Shakespeare ne manquent pas, les traces et archives personnelles sont extrêmement rares. Greenblatt suppose que Shakespeare préférait rester discret sur ses opinions et plus généralement sa vie privée: pas de lettres, de carnets personnels ou de journal intime. "S’abriter derrière la fiction" est une nécessité vitale en un siècle où "garder la tête sur les épaules" n’a rien d’une injonction métaphorique. Et selon Greenblatt, ce sont ces expériences, essentielles, qui font la force de l’œuvre du dramaturge. Il s’efforce donc, tout au long de cette biographie fort originale, de mettre en regard chaque événement, lieu et date, de cette incroyable époque avec une citation d'une des œuvres du dramaturge, afin de remonter aux sources de sa création et de son inspiration. De son enfance et sa jeunesse à Stratford-upon-Avon, village de la campagne anglaise, à son arrivée dans la capitale, nous découvrons comment s’est forgé l’imaginaire extraordinaire et puissant de Shakespeare et comment celui qui a fui sa province natale et le métier de gantier que lui destinait son père a mené sa vie et sa carrière d’une main de maître. Du Londres bouillonnant, régulièrement menacé par la peste, aux persécutions religieuses, des intrigues de la Cour au célèbre théâtre du Globe, de ses débuts sans un sou ni appui à son apogée, cet ouvrage, passionnant d’érudition, nous emmène sur les traces d’un homme décidément peu ordinaire. 
Certes, l'histoire comporte maintes zones d'ombre: comment Shakespeare en est-il arrivé à se passionner pour le théâtre? Quelle a été sa première expérience d'acteur? Pourquoi est-il venu seul à Londres, abandonnant son épouse Anne Hathaway et leurs enfants? Autant d’occasions de se plonger dans l’éventail de ses pièces pour trouver des réponses à déduire, supposer, rêver. Des amours tragiques de Roméo et Juliette au Roi Lear, de Hamlet à Othello, l’univers foisonnant du dramaturge et tous ses personnages défilent sur la scène, l'auteur gambadant d’une réplique des Joyeuses commères de Windsor à une sombre tirade de Macbeth.  Si vous souhaitez vous pencher sur l'énigme Shakespeare, n'hésitez donc pas à plonger dans cette biographie brillante et passionnante, qui se dévore comme un grand roman et s'avère parfaite pour qui veut mieux connaître ce fascinant et mystérieux personnage. 

Shakespeare repose dans l’église de la Sainte-Trinité dans son village natal. Il reçut le droit d’être enterré dans le chœur de l’église, non pas en raison de sa réputation de dramaturge, mais parce qu’il était devenu sociétaire de l’église en payant la dîme de la paroisse (440 £, une somme importante). Un buste commandé par sa famille le représente, écrivant, sur le mur adjacent à sa tombe. Chaque année, à la date présumée de son anniversaire, on place une nouvelle plume d’oie dans la main droite du poète... Par crainte que sa dépouille ne soit enlevée du tombeau, on pense qu’il a composé cette épitaphe pour sa pierre tombale:

"Mon ami, pour l’amour du Sauveur, abstiens-toi
De creuser la poussière déposée sur moi.
Béni soit l’homme qui épargnera ces pierres
Mais maudit soit celui violant mon ossuaire."


William Shakespeare m'accompagne depuis plus de trente ans. Je suis tout à la fois Juliette, Cordelia, Titania, Desdémone, Viola... Il compte parmi les auteurs qui m'ont aidée à grandir et ont forgé ma culture et ma sensibilité littéraires. Je le clame donc haut et fort en ce jour: "I LOVE SHAKESPEARE"!
Je vous offre pour terminer un de mes sonnets préférés, le barde n'étant pas seulement un immense dramaturge, loin s'en faut, mais aussi un remarquable poète...

"Lorsqu'en disgrâce auprès de Fortune et des hommes,
Solitaire, je pleure d’être ainsi rejeté,
Et de cris sans effet harcèle le ciel sourd ;
Que je vois mon état et maudis mon destin,
Souhaitant être semblable à l’un, riche d’espoir,
D'un tel avoir les traits ou les amis nombreux, 
Désirant de l’un le talent, de l’autre les chances, 
Moi, le moins satisfait de mes dons les meilleurs ; 
Si pourtant, me méprisant presque en ces pensées, 
Je pense à toi par chance, alors change mon sort, 
Et comme l’alouette au point du jour s’élève 
Loin du sol triste, je chante à la porte du ciel : 
Ton cher amour remémoré me rend si riche 
Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien".
William Shakespeare (1564-1616). Sonnet 29.  Traduction française de Robert Ellrodt, Actes Sud, collection Babel.



Signé : Moneypenny

12/04/2016

L'ETOILE JAUNE ET LE MANTEAU ROUGE de Nicolas Livecchi

En 1994, Steven Spielberg sortait La liste de Schindler, et les cinéphiles se souviendront sans doute qu’au-delà du succès public et critique que le film rencontra, quelques mois seulement après le carton au box-office du premier Jurassic Park, il fut des voix pour s’élever contre cette "fictionalisation" de la Shoah et de l’innommable, avec en premier lieu Claude Lanzmann, farouche adversaire de ce type de traitement. Une double page de sa main dans le journal Le Monde fit alors grand bruit.

Or, plus de vingt ans après la sortie du film, chacun s’accorde à le placer  parmi les 5 ou 6 grands films de son auteur, un classique que chaque nouvelle vision conforte dans ce sentiment. Le livre de Nicolas Livecchi ne se propose pas d’opposer les deux principes qui sont celui de Lanzmann (on ne montre pas cette horreur-là car personne n’a rapporté des images des chambres à gaz, mais on peut la raconter : c’est sa philosophie et celle de son film Shoah), et celui de Spielberg, homme de spectacle mais ici pédagogue, qui « invente » des images afin d’expliquer aux jeunes générations ce qui se passait dans les camps de concentration ; à l’époque, Spielberg expliquait que seuls moins de 30% des jeunes Américains savaient ce qu’était la Shoah, un chiffre qui depuis est sans doute encore moindre (entendez par là que les ignorants sont encore plus nombreux). 

Au contraire, L’étoile jaune et le manteau rouge se propose d’expliquer l’importance du film de Spielberg en retraçant, depuis les livres de Robert Anthelme, Primo Levi, Martin Gray et d’autres, en passant par la bande-dessinée d’Art Spiegelman Maus ou les films d’Alain Resnais (Nuit et brouillard), Claude Lanzmann ou Andzrej Wajda (Korczack), quelle place La liste de Schindler occupe dans cette longue généalogie où chacun de ses éléments, quelle que soit l’époque, a toujours provoqué le débat, voire la polémique.

Nicolas Livecchi ne penche jamais en faveur d’une option plutôt qu’une autre : au sujet du film de Lanzmann, il rappelle que contrairement aux idées reçues, sa sécheresse comme sa très longue durée n’ont jamais été disqualifiant auprès d’un jeune public à qui on le proposait dans un cadre scolaire. Bien au contraire, nombreux ont été ceux qui ont regretté qu’on ne le leur montre qu’en extraits. Il note simplement ce que Lanzmann n’a pas pu (ou voulu) voir dans le geste du cinéaste américain, à savoir une mise en forme de l’indicible par la fiction, et surtout par la mise-en-scène. C’est la deuxième partie de ce livre, particulièrement brillante et l'auteur, analyste filmique de premier ordre, explique par le menu la force d’impact de certaines séquences du film (la rafle du ghetto de Varsovie, le rôle de la petite fille en rouge, les revirements caractériels du nazi Amon Goeth incarné par Ralph Fiennes), par le souci du cadre, du hors-champ, du second-plan, de certains mouvements de caméra, jamais décidés au hasard et qui proposent ici une certaine « morale du travelling"* que tout cinéphile devrait se décider à décortiquer avec attention. Pour ça, il faut bien sûr revoir le film, à moins de l’avoir déjà vu plusieurs fois et d’en garder un souvenir vivace.

Nicolas Livecchi explique à merveille les rouages et les principes de la mise-en-scène de Spielberg, toutes choses que le faste et le spectaculaire du système du cinéaste américain (le sublime noir-et-blanc de Janusz Kaminski, la musique bouleversante de John Williams, la performance des comédiens, la puissance émotionnelle du sujet) pourraient facilement occulter. On aura rarement lu une analyse aussi détaillée de séquences entières d’un film de Spielberg, et la lecture de ces pages nous confortera dans cet idée que, oui,  cet homme est décidément un très grand cinéaste.

Pour sortir du cadre de la cinéphilie de pointe, qui au fond ne concerne que peu de monde, il faut relever l’importance de ce livre pour ce qu’il dit, dans sa première partie,  sur les particularités de chaque type d'art pour parler de l’Holocauste. Son analyse, qui fuit les basses querelles et se refuse à taxer d’immoral ce qui n’est qu’inexactitudes ou maladresses (à l’inverse de Claude Lanzmann, toujours prompt à sortir de ses gonds sur le sujet), livre bon nombre d’explications éclairantes sur les limites et avantages de certains mediums sur d’autres (dans son génial graphic-novel Maus, Art Spiegelman peut, par exemple, dessiner des chats-nazis balancer des bébés souris-juifs contre les murs ou les exécuter à la baïonnette, ce que Spielberg n’a jamais pu se résoudre à filmer avec des comédiens en chair et en os).

Voici un livre passionnant (et pas du tout réservé aux seuls historiens, cinéphiles ou enseignants), qui explique à merveille pourquoi, et comment, une œuvre peut supporter l’indicible, quelle qu'en soit la forme, mais pourvu qu’elle soit pensée de manière solide. Une belle démonstration.


  Signé: RongeMaille



* (à opposer au fameux « travelling du kapo » abjuré par un Jacques Rivette alors critique aux « Cahiers du Cinéma » et très énervé, à propos d’un film de Gilles Pontecorvo sur les camps, aujourd'hui bien oublié)

07/04/2016

ADIEU, JIM HARRISON...


Incroyable! Jim Harrison, ce monstre sacré de la littérature américaine, ce grand amoureux de la vie que l’on croyait éternel et invincible, a cassé sa pipe il y a quelques jours, sans crier gare. "Big Jim" s’est éteint à l’âge de 78 ans, le 26 mars dernier, terrassé par une crise cardiaque dans sa maison de l'Arizona. Et quelle meilleure façon de mourir que de finir ainsi chez soi, entouré de ses livres et de ceux qu’on aime, surtout quand on sait les excès du bonhomme. Une page se tourne... Une de plus, et le Triangle Masqué ne pouvait manquer de saluer une dernière fois ce "grand maître" des lettres américaines. Certes, les plus grands journaux lui ont rendu hommage, mais on le dirait déjà aux oubliettes, une nouvelle chassant l'autre. Impossible! Impensable! Car depuis trente ans, Jim Harrison occupait une place à part dans notre existence, un peu comme un vieil oncle d'Amérique attachant et bourru. Tantôt reclus dans sa cabane au fond des bois, tantôt vagabondant sur les routes du monde où il goûtait allègrement tous les plaisirs de la vie, Jim était un monument de la littérature américaine. Dans le genre cyclope herculéen aux appétits insatiables et au grand cœur, on ne trouvait pas mieux que ce gars-là. Imposant, claudiquant, l’air vaguement lubrique avec son œil en verre, sa clope, sa chevelure et ses sourcils en broussaille, c’est vrai qu’il impressionnait, le Jim! Preuves en sont les sobriquets, aussi drôles que variés, dont ses admirateurs américains l’affublaient: le grizzli des lettres, l'ogre du Montana, le monstre du Michigan, j’en passe et des meilleures... Il était incontestablement de la race des géants, de ces grands romanciers attachants et réjouissants qui inspirent à leurs lecteurs un véritable culte. 

Il laisse derrière lui une œuvre foisonnante mêlant romans, poèmes, nouvelles, autobiographie et même livres pour enfants. En France, on le suivait aussi avec passion et attention de livre en livre, même si j'avoue que ces dernières années, ses héros vieillissants à la libido en berne et à la descente facile me laissaient un peu indifférente. Trop masculin peut-être, trop loin de moi. Quoi qu’il en soit, j’aimais Jim Harrison, à la fois parce qu’il était un grand écrivain et parce qu’il était une sorte de Gargantua yankee attachant et intrigant. Il avait surtout, me semble-t-il, ce formidable courage d'être soi. Personnage rabelaisien au rire et à la voix tonitruants, la légende s’est donc éteinte en ce printemps naissant; quel bon jour pour mourir pour un homme qui aimait autant la vie et la nature que la saison du renouveau! Il était l'incarnation parfaite de la Liberté, ou devrais-je dire des libertés? Solitaire, fort en gueule, grand buveur et fine fourchette, amateur de jolies femmes, il assumait parfaitement sa nature vorace et entière, au grand dam parfois de ceux qui le rencontraient. Mais derrière son armure et ses airs d'ours mal léché se cachait un homme tourmenté et sensible, un homme de cœur, que la vie n'avait pas épargné. Je suis moi-même tombée "en amour" avec Jim en lisant Légendes d’automne et Dalva dans les années 90 ; grands moments de lecture et souvenirs émus de l'étudiante que j’étais alors, loin d’imaginer que je serais amenée à le rencontrer au cours de ma carrière de libraire.
Démocrate de gauche, portraitiste de l’Amérique profonde et de ses oubliés, il reprochait à son pays de s’être bâti dans le sang par le massacre des Indiens et les guerres, de n’être obsédé que par l’argent et d’être devenu "un Disneyland fasciste". Courageux, Jim, et pas commode; ne lui demandez surtout pas de se taire, il vous aurait envoyé balader d'un coup de patte! Ce qui frappait le plus chez lui, c’était son charisme et son appétit de vivre insatiable. Boire, fumer, manger, aimer, voilà ce qui le portait : vivre veut dire vivre passionnément, follement pour certains d'entre nous, et pourquoi pas? "Big Jim" était incontestablement un type "en marge", comme le titrent ses Mémoires, à la fois dans la vie et dans le milieu littéraire. Sa vie n'avait rien d'un long fleuve tranquille à l'image de ceux où il aimait tant aller pêcher. Né en 1937 dans le Michigan, petit-fils de fermiers, il grandit au sein d’une famille nombreuse et aimante. Le garçon perd tragiquement un œil à l'âge de 7 ans, infirmité qui l’isole du monde et lui donne cette affection particulière et intense pour la solitude, les forêts, les lacs et les rivières, loin des gens et du monde... A l’âge de 21 ans, un autre terrible drame bouleverse sa vie: son père, grand lecteur, chasseur et pêcheur émérite, et sa sœur Judith, sa confidente et amie, trouvent la mort dans un accident de la route. A ce père rude mais ouvert, il avait confié sa vocation littéraire quelques années auparavant: plutôt que de lui faire un sermon, ce dernier avait foncé lui acheter une machine à écrire d’occasion! Gageons que Monsieur Harrison doit être très fier de la carrière de son fils, de là-haut. Avec sa chère Judith, il adorait parler littérature et musique, écoutant dans sa chambre du classique et louant Dostoïevski, Faulkner, Joyce et Rimbaud. Jim restera toute sa vie profondément marqué par ces drames, qui laissèrent en lui une plaie ouverte et régulièrement à vif. Mais l’écriture est pour lui une miraculeuse thérapie, une expérience spirituelle, qui le sauve de ses démons et de ses périodes de dépression profonde. Ces heures sombres, dévastatrices, au cours desquelles il tente d'oublier les blessures et les douleurs enfouies à grand coup de whisky ou de rouge.

Il commence donc à écrire dès l’adolescence, travaille dans l’agriculture, comme ouvrier, sur des territoires où la présence des Indiens reste très importante. Sa fascination pour ce peuple spolié de ses terres, humilié, abandonné par l'Amérique, vient peut-être de là ou s'est renforcée à cette époque; ardent défenseur de leurs droits, chantre de ce peuple oublié, il leur donnera souvent la parole dans son œuvre, comme avec les inoubliables Dalva ou Chien Brun. C’est par la poésie que Jim commence son aventure littéraire dans les années 1960, genre qu'il a exploré tout au long de sa vie et qui lui permet de s’abandonner, de communier avec la nature salvatrice qu'il révère. Après deux ans comme assistant dans l'enseignement, à New-York, il retourne vivre dans le Michigan avec son épouse et sa fille, loin des grandes villes et du milieu académique qu'il ne supporte pas. Il enchaîne alors les petits boulots tout en collaborant à différents journaux, pour lesquels il écrit notamment des reportages sur la chasse et la pêche, deux de ses grandes passions. Il se lance dans le roman au hasard d'un accident qui l'oblige à rester immobilisé: Wolf, sous-titré Mémoires fictifs, paraît en 1971. Mais si la critique salue l’ouvrage, Jim ne sera reconnu qu'avec Légendes d’automne, recueil de trois sublimes nouvelles, magnifiquement porté à l'écran, Faux-soleil et Un bon jour pour mourir, traduits en France dans les années 1980. Ce soudain succès et l'argent qui coule à flot lui font perdre la tête: Jim se noie dans l'alcool, la cocaïne, les orgies de nourriture, pendant quelques années.
 « Son écriture lui ressemble : des brûlures, des boules de colère, où flamboie le conteur de la modernité, de larges périodes où le naturaliste décrit l'envolée d'un oiseau bleu moqueur du Mexique et le chant mozartien du Dolorosa beige, des épanchements du cœur où s'enlisent des antihéros que la vie a trompés. »
Les livres de Jim Harrison ont ceci d'étonnant qu'ils célèbrent en effet à la fois les grands espaces, la pêche, la chasse, les animaux, la beauté des femmes. Mais aussi l'Amérique profonde et ses habitants, la culture indienne, les mythes, les tragédies familiales. Dans ces paysages grandioses de l’Ouest américain qui peuplent ses romans errent des personnages meurtris par l'Histoire, le génocide indien et les guerres. C'est le cas de Dalva, héroïne inoubliable de l'un de ses chefs-d'oeuvre, meurtrie mais debout, partie en quête de l’histoire de sa famille liée à celle du peuple sioux et d’une Amérique violente. Ou de Chien Brun, un des personnages préférés de l'écrivain, qu'il appelait "son frère idiot", son double en quelque sorte, un sang-mêlé rabelaisien, amoureux du genre féminin jusqu'à la névrose. Contrairement à ce qu'on a souvent pu dire, Jim n'était pas seulement un écrivain des grands espaces, il était beaucoup plus que cela. "Il est aussi un peintre des huis clos, des détresses à fleur d’âme et de la nostalgie du bonheur enfui", dit son traducteur Brice Matthieussent. Nombre de ses textes sont profondément intimistes, emplis de personnages en quête d'eux-mêmes, courant derrière un bonheur à jamais disparu et aspirant à trouver la paix intérieure dans une nature sauvage et souvent salvatrice. L'écrivain éprouvait une empathie touchante pour les laissés pour compte, les marginaux, les cœurs blessés. Ses héros sont en réalité des antihéros qui prennent souvent la route ou doit-on dire la poudre d'escampette, tentant de fuir leurs démons ou des histoires d’amour douloureuses. Ils se révoltent contre l’ordre établi et la société, fuient les villes oppressantes et vides de sens pour partir bivouaquer, pêcher, chasser. Comme lui. Ils tentent de se défaire de valises devenues trop encombrantes, de briser leurs chaînes et de trouver, peut-être, un sens à leur vie. Comme lui? De plus en plus mélancoliques au fil des ans, ce sont des solitaires portés sur la nourriture, la bibine et le sexe. Sacré Jim! Parmi eux, Sunderson, amateur de femmes et de vodka que l'on trouve dans Grand maître et Péchés capitaux ou David Burkett, personnage de De Marquette à Veracruz et de Retour en terre. Alors certes, ces gars-là ne sont pas mes personnages préférés, peut-être parce qu'ils ressemblent un peu trop à leur créateur et que l'original me suffisait amplement, mais ils n'en restent pas moins marquants et attachants.

Si notre homme goûtait les excès, "il revenait toujours aux piliers fondamentaux de sa vie": la littérature, la vie sauvage, la famille, partageant son temps entre ses maison du Montana, où il s’était installé après avoir quitté le Michigan, et de l'Arizona. Fidèle à ses amis, à ses valeurs, à ses forêts, il était aussi marié depuis 50 ans avec son épouse Linda. La nouvelle de la disparition de Jim Harrison m’a surprise et attristée, un peu comme s’il faisait partie de mon cercle d’intimes. Mais oui, il en faisait partie : pendant 20 ans, ses livres m’ont accompagnée dans mon quotidien de libraire et chacune de ses parutions était un événement. J’aimais la présence familière et rassurante de Dalva, entrée au panthéon des héroïnes depuis des années, sur les tables de livres de poche, et celle de tous ses titres dans les rayons. Wolf, Dalva, Légendes d’automne et beaucoup d'autres titres brillent toujours parmi les élus de la bibliothèque fort encombrée de mon salon. Et c'est peut-être ça, finalement, un grand auteur, un grand artiste: quelqu'un dont vous vous sentez proche alors que vous ne le connaissez pas ou si peu ; quelqu'un qui vous manque et qui vous fait vous sentir un peu orphelin quand il n’est plus... Proche des écrivains Richard Brautigan, Jim Crumley, Raymond Carver, il s'en est allé les rejoindre en ne manquant pas, je parie, d'emporter de bonnes bouteilles de bandol, son vin préféré, pour fêter leurs retrouvailles. En revanche, pendant que ça swingue au paradis des auteurs, son meilleur ami, l'écrivain Thomas McGuane, doit se sentir bien seul: leur correspondance hebdomadaire, démarrée il y a plus de 15 ans, s'est soudainement interrompue. Mais loin des yeux ne signifie pas loin du cœur, croyez-moi Tom; far from the eyes but close to the heart...Dans La route du retour, Jim écrivait: «Une fois morts, nous ne sommes plus que des histoires dans l’esprit d’autrui.» Peut-être, Monsieur Harrison, mais ce qui est sûr, c'est que vous allez sacrément nous manquer et que vous resterez à jamais une grande et belle histoire dans nos cœurs de lecteurs et de libraires. So Long, Jim!

(Les livres de Jim Harrison ont été traduits chez Robert Laffont, Christian Bourgois et Flammarion. En poche, ils sont publiés en 10-18 et j'ai lu)
    



Signé : Moneypenny

05/04/2016

ON A VIDE LA MER de Yachar Kemal


C'est une excellente nouvelle : en France, nous n'avons pas encore tout lu de l'oeuvre du grand Yachar Kemal, disparu en 2015, et les éditions Galaade qui tendent en permanence leurs antennes sur la turbulente Turquie littéraire d'hier et d'aujourd'hui nous ont exhumé ce premier opus. Publié pour la première fois là-bas en 1972, voilà qui préfigurait le talent exceptionnel du romancier qu'il deviendra.

Kemal était avant tout un reporter, et ces chroniques sur le petit peuple turc qu'il allait lui-même visiter, interroger, et plus encore dont il allait partager la vie des semaines entières, étaient de véritables événements et firent assez vite l'objet de recueils les années suivantes.

On a vidé la mer est une suite d'articles qui racontent la désespérance des petits pêcheurs de la Mer Noire, qui ont vu en quelques années leur mer, leur capitale existence, leur raison de vivre, leur instrument de labeur s'assécher à vitesse grand V. Usage outrancier de la pêche au chalut qui racle les fonds sans merci, de la pêche à la lampe, massacre intensif des colonies de dauphin prompts à chasser eux aussi les bancs de poisson (alors qu'au contraire, ils les rabattaient vers les côtes, rendant leur capture plus facile). Et la pêche au filet, de plus en plus grands les filets, et l'usage intensif des radars qui transforme n'importe quelle pêche sportive en bête tuerie de jeu vidéo, nous voici déjà dans l'ère de la surconsommation intensive, de l'exploitation irraisonnée des ressources naturelles.

C'était les années 70, et voilà où nous en sommes. Kemal flatte la clairvoyance de ces gens de rien qui gagnait déjà difficilement leur misère avant que tout cela n'advienne. Ils râlent, crachent par terre, insultent la terre entière mais ne se font guère d'illusion. Pêcheurs ils sont, pêcheurs ils resteront. Ils se méprisent eux-même de leur manque de solidarité, se traitent de derniers des crétins pour ne pas avoir fait corps contre les grands industriels de la pêche alors qu'il en était encore temps.

C'est avec ces textes-là que Yachar Kemal est devenu écrivain. On retrouve ce souffle, cette humanité qui déborde, ce don d'harranguer et d'interpeller son lecteur comme on prend quelqu'un au colbac pour lui faire entendre raison. C'est une littérature à hauteur d'homme, qui sait trouver les mots simples et justes, fuit les hauteurs du langage pour rester au plus près des gens dont il parle, comme du lecteur auquel il s'adresse. 

Communiste, défenseur acharné de la cause kurde et des Droits de l'Homme, plusieurs fois emprisonné pour ces idées, c'est peu dire que ce colosse manque beaucoup à la Turquie d'aujourd'hui.

« On massacre pas les poissons. La mer, c'est notre champ. Nous on protège notre champ. 
Ces capitaines, ces pêcheurs à la lampe, ils l'ont bousillé notre champ, 
ils l'ont assassiné, ils ont rendu la mer aveugle, l'ont dépouillée. »

Cette prose si vivante, si pleine d'empathie, est bien celle de Joseph Kessel, de Panaït Istrati, de Tchinguiz Aitmatov (auquel Günther Grass le comparait). De quoi replonger dare-dare dans la lecture de La saga de Memed-le-mince, par exemple, et d'autres grands romans de Kemal, et d'attendre avec impatience que d'autre inédits remontent à la surface. On se permettra même de remercier à l'avance les éditions Galaade pour ça... (eh ben il est gonflé celui-là...)


 Signé: RongeMaille

04/04/2016

GAZ. PLAIDOYER D'UNE MERE DAMNEE de Tom Lanoye

Sentir les prémisses du printemps, tout en même temps que ceux d'un mouvement.
Un mouvement. En soi et rien que cela, groggy que nous sommes, ça file des fourmis dans les jambes, la naissance d'un sourire et envie de relever la tête. Et, parce que les coïncidences n'existent pas, rencontrer monsieur Tom Lanoye.

Le rencontrer pour la première fois, en découvrant que chez lui, en Belgique et aux Pays Bas, il est une star. Un auteur combattant, militant. Un journaliste, un auteur de théâtre, de romans, un scénariste. Ferveur défenseur de la cause homosexuelle, ainsi que l'auteur du splendide, La Langue de ma mère (Éditions de la Différence, 2011).

Je rencontre donc Tom Lanoye, avant le 22 mars 2016. En ouvrant son hilarant et très acide Esclaves heureux, sorti en France toujours aux éditions de la Différence en 2015. 


Je découvre une écriture vive, un esprit fulgurant, posés sur une construction solide..
Deux Tony Hanssen se répondent. Homonymes ne se connaissant évidement pas. L'un est le gigolo de la vieille femme chinoise de son créancier. Et dés l'ouverture du roman, elle va avoir le mauvais goût de mourir alors qu'il se donne beaucoup de peine, au fin fond d'un hôtel miteux en argentine (la pauvreté excite aussi très largement la vieille chinoise) pour lui donner satisfaction.
Le second Tony Hanssen, est lui trader, et s'apprête en Afrique du sud, alors qu'il est en fuite car en possession de trop d'informations compromettantes, à tuer un rhinocéros. Lanoye va sous sa plume provoquer le clash entre les deux destins et je ne vous en dirais pas plus.
Ces deux Tony là, portent non seulement le même patronyme, mais bien au-delà de cette première ironie, alors qu'ils se croient tous les deux en marge, ou au dessus de la moyenne, ils ne sont en fait, et comme nous tous -nous rappelle subtilement Lanoye- des esclaves de leurs temps, du système que nous cautionnons tous et qui n'est rien d'autre que l'Argent. Avec toute la vacuité qu'il draine.
Tom Lanoye est drôle, un peu rock'n roll et pas totalement désabusé (sinon il ne combattrait plus), sacrément lucide et documenté.
Esclaves heureux s'ouvre et ne se lâche plus. On se roule dans la fange, le sourire aux lèvres et on finit par se demander si on s'appelle pas, aussi Tony Hanssen.

Et puis le 22 mars 2016 en Belgique. 

Et tout en même temps, (les coïncidences n'existent toujours pas ?) arrivent sur les tables dans la librairie : Gaz. Plaidoyer d'une mère damnée
Et là, après nous avoir bien fait rire, Lanoye va se charger de nous envoyer valser à l'extérieur de nos chaussons, bien loin derrière nos crétineries, nos peurs stupides et nos penchants sordides à tout confondre.
En 80 pages d'une simplicité confondante, il nous place face à une femme seule. Cette femme, n'est personne d'autre que la mère d'un « apprenti djihadiste » qui vient d'arracher violemment la vie d'une vingtaine de personnes, des enfants et des bébés pour la plupart, la sienne avec.
Elle va se poser dans une langue à la portée de tous, les questions que se poseraient n'importe quelle mère. Qu'est ce que j'ai fait ? Quels signes montrait-il qui auraient pu m'alarmer ?
Elle va jusqu'à se questionner sur l'accouchement, cette césarienne, cette arrivée ressemblant étrangement à ce départ, dans le sang.
Elle nous prend à témoin parfois. Elle se demande si à l'instar de certains animaux, elle n'aurait pas du le manger, avant que ce soit lui qui le fasse.
On baisse les yeux parfois. La tête souvent, et on ne peut pas – je crois- ne pas comprendre ce qu'elle nous dit. Ou pire, la mettre à part. Cette mère là a certes élevé son enfant, toute seule. Cette femme là n'est pas issue de l'immigration.
Elle a simplement assisté lentement à cette chienlit qui bouffe notre époque, le besoin maladif de son fils de trouver un groupe, un acte, un chemin, un travers, un outil qui le rendrait : célèbre. Mondialement reconnu.

Lanoye : 1 VS Nous : 0 (par ko.)

02/04/2016

LE TABAC TRESNIEK de Robert Seethaler


En octobre 2014, nous découvrions une nouvelle voix de la littérature germanophone, révélée par une éditrice que j'affectionne tant pour sa personnalité que pour ses choix éditoriaux, Sabine Wespieser. Il faut dire que cette sympathique et brillante quinquagénaire a l'art de dégoter des perles. Pour elle, « la littérature résulte de cet exercice périlleux qui consiste à conjuguer forme et sens ». Depuis 15 ans, elle construit ainsi patiemment et passionnément un catalogue à son image, composé de textes sensibles et puissants, qui compte notamment certaines des plus belles voix irlandaises de notre époque. Le Tabac Tresniek est le premier roman traduit en français de Robert Seethaler, un écrivain autrichien également acteur dans des séries policières, qui vit aujourd'hui à Berlin. La parution de ce roman en folio le mois dernier et d’un second texte de l’auteur me permet aujourd'hui de remettre à l’honneur ce récit fort et empreint de mélancolie, qui mérite d'être découvert.

Peut-on parler de la période la plus effroyable, la plus terrifiante qu’ait connue l’Autriche sans sombrer dans des abysses de tristesse, de douleur  et de rancœur? C’est le pari réussi de ce roman sensible, tout en finesse et en demi-teinte, qui pose un regard nouveau, bien que sans concession, sur cette période sombre de l'Histoire. L’auteur, viennois lui-même, signe ici une plongée captivante dans la Vienne des années 1930 en nous contant l’éducation sentimentale d’un jeune montagnard fraîchement débarqué et l'éveil de sa conscience politique pendant la montée du nazisme. Et la rencontre entre la petite et la grande Histoire est, je dois l'avouer, assez fascinante. 
Nous sommes en 1937 et l’Autriche est sur le point d’être rattachée à l’Allemagne nazie. Le jeune Franz Huchel est obligé de quitter les montagnes de son Salzkammergut natal et d'aller travailler à Vienne chez un vieil ami de sa mère, Otto Tresniek. Ce dernier possède un bureau de tabac dans le centre-ville, coincé entre un magasin de sanitaires et une boucherie. Bienveillant, généreux, doté d’un sacré tempérament, il a perdu une jambe pendant la grande guerre. Pour ce jeune cul-terreux mal dégrossi, la découverte de cette Vienne animée et bourgeoise est un véritable choc.

Malgré des débuts difficiles, Franz s’habitue vite à la capitale où règne une certaine douceur de vivre et à la clientèle hétéroclite du Tabac Tresniek, se mêlent et se croisent le plus naturellement du monde classes populaires et bourgeoisie juive de la Vienne de l’époque. Le garçon se met à lire tous les journaux afin d'élargir son esprit et son horizon, encouragé par Otto qui l’initie aussi aux cigares entre deux ventes de journaux ou de revues de charme. Mais si la lecture assidue de la presse forge son intellect, Franz est inquiet pour son "éducation sentimentale". A 17 ans, sa connaissance des femmes et de l'amour est très approximative! Il découvre l’érotisme dans les cabarets secrets du Prater et tombe amoureux d’une jeune artiste venue de Bohème nommée Anezka, légère et insaisissable. Ah l'amour, "cet incendie de forêt que personne ne veut ni ne peut éteindre"… Et dans ce domaine, Otto ne peut lui être d'aucun secours. Or, parmi les clients de la petite boutique se trouve un vieux professeur dont Franz a entendu parler: Sigmund Freud en personne, le père de la psychanalyse, grand amateur de havanes, qui vit à deux pas de là. C'est qu'il est intrigant ce "docteur des fous": regard vif, barbe blanche soigneusement taillée, lunettes rondes et costumes élégants, un vrai Monsieur. Franz, résolu à trouver la solution à ses problèmes de cœur, n’hésite pas à l'aborder et à le questionner, certain qu’il peut l’aider. Freud est désormais un homme âgé, usé et tourmenté par un cancer de la mâchoire. Mais il est intrigué par l’intérêt que lui témoigne ce "bouseux impertinent", et les voilà bientôt amis, se rencontrant pour discuter de la vie et parler de l’amour, bien sûr, ce sentiment auquel "personne ne comprend rien, surtout pas moi" dit Freud "mais on n’a pas besoin de comprendre l’eau pour plonger la tête la première!"
Par ailleurs, un autre cancer, ô combien redoutable, ronge le pays: la montée du national-socialisme et l'attraction de la croix gammée. "Dans ce monde qui est devenu fou, une tumeur, un cancer, un bubon de peste puant et purulent va bientôt éclater et déverser son contenu répugnant sur l'ensemble de la civilisation". La peinture de cette Vienne encore aisée et frivole avec ses pâtisseries exquises, ses odeurs de chocolat chaud, les manèges et stands du Prater, l’atmosphère apparemment sereine de ce roman nous feraient presque oublier la menace qui gronde. Mais elle est pourtant là, tapie dans l'ombre et attendant son heure, et certaines scènes viennent nous le rappeler: les tenues vestimentaires qui changent, le saccage des magasins des commerçants récalcitrants aux ordres, les "Heil Hitler" que Franz entend de plus en plus souvent et auxquels il ne sait que répondre. Dès mars 1938, l'Anschluss va mettre un terme brutal à l’apprentissage du jeune homme et le confronter à la perte de son mentor et de son innocence. Otto, qui refuse de boycotter sa clientèle juive, est arrêté par la Gestapo tandis que Freud se résigne à émigrer en Angleterre. Dans ce monde qui s'effondre, Franz essayera malgré tout de rester fidèle aux enseignements de ses maîtres et à ses idéaux, en résistant à sa manière romantique et candide.
On prend un réel plaisir à lire Robert Seethaler, même si l'on ne sait précisément pourquoi. Sans doute pour l'authenticité, la simplicité, la naïveté et l'humour caustique que dégage ce roman. Mais pas seulement. L'auteur viennois a une manière très personnelle, différente, de regarder le monde ; il a cet art subtil et rare d'écrire en images, en sons et en odeurs. Sa plume, alerte et faussement légère, s'avère étonnamment hypnotique et sa façon de mettre en scène ce jeune homme naïf et son amitié improbable avec un Freud diminué et vieillissant est aussi culottée que réussie. Seethaler jongle également à merveille avec les différents registres de langue, qu'il intègre habilement au texte. Les lettres, de plus en plus raffinées, que Franz envoie à sa mère et qui témoignent de son évolution intérieure, sont un véritable délice; les discussions imaginaires entre Franz et Sigmund, une bouffée d'oxygène.
Certes, ces événements de l’Histoire ont été très souvent évoqués, mais ce roman d'apprentissage vaut le détour, ne serait-ce que pour la reconstitution et la peinture fidèles de la Vienne cosmopolite de l'époque et du mythique 19, Berggasse où vécut Freud. Dans une langue classique et élégante, sensuelle, traversée de fulgurances poétiques, l'auteur déroule les fils d'une intrigue qui ne se relâche jamais et qui vaut tant pour la douceur de la plume que pour les portraits de personnages. Des personnages extrêmement attachants, forts de leurs valeurs humaines et idéaux, qui décident, chacun à leur manière, de résister dans une société déboussolée et progressivement déshumanisée. Et en ce XXIème siècle où l'obscurantisme et l'intolérance gagnent à nouveau du terrain, ce texte est plus que jamais d'actualité. Avec une grande lucidité et beaucoup de délicatesse, Robert Seethaler nous décrit ce monde en clair-obscur en train de basculer dans la folie; un monde où les cœurs purs et l'ouverture aux autres ne trouvent plus leur place, mais où l'espoir et la lumière demeurent malgré tout grâce à ceux qui, justement, savent résister. Le Tabac Tresniek est à la fois un roman de formation et une éducation sentimentale, l'histoire de l'éclosion d'un jeune homme et d'une conscience politique -ou devrait-on dire simplement d'une conscience?!- et c'est incontestablement une réussite. Une belle leçon d’humanité, de courage et de vie, que je vous engage à découvrir.