19/10/2016

LETTRE AU DERNIER GRAND PINGOUIN

Il n'y a pas bien longtemps, une de nos éphémères gloires nationales s'affichait sur les réseaux sociaux, en compagnie de bons amis, en train de poser, hilares, auprès de quelques grosses bêtes abattues par ses soins (et à distance semble-t-il,  car figure parmi ses trophées un ours de belle taille). Ce grand ami de la vie sauvage et des activités de plein air, qui fut en son temps champion olympique de ski alpin et, plus tard, plusieurs fois participant à cet autre grand rallye écolo que fut le Paris-Dakar (500 connards sur la ligne de départ... comme chantait l'autre énervant), a depuis voulu tout effacer mais, comme on le sait, une fois pris dans la Toile, difficile de s'en tirer à si bon compte. 

 Alors bon, me direz-vous, il y en a d'autres de ces candidats raisonnablement friqués qui peuvent se permettre d'aller chasser le grand fauve en Afrique sans plus se soucier du qu'en dira-t-on, et encore moins des quotas de chasse car, faut-il le rappeler, nous sommes dans un monde où tout se paie. Et, crénom, si on possède tout cet argent, c'est qu'on l'a bien mérité. Ce grand champion, ce héros, que nous appellerons Grosluc (large torse, visage tanné par le soleil, barbe bien taillée, sourire tout en dents blanches, gros cuissots), aurait pu être un des deux sinistres personnages qui ouvrent l'essai de Jean-Luc Porquet. 

On y vit les dernières heures du dernier couple de grands pingouins sur l'île d'Eldey, en 1844, lorsque quelques islandais y débarquent afin de les zigouiller pour deux taxidermistes de leurs clients. La tâche n'est pas trop ardue, le grand pingouin étant un pataud des glaces assez froussard et peu agressif (attention à son grand bec, quand même), et se contentent de les étrangler. Pas de trou, pas de tâche, du travail de pro. En repartant, bien sûr, l'un d'eux marche sur le dernier œuf de grand pingouin que la femelle couvait. Voilà, c'est terminé, une espèce en moins. 

 Lettre au dernier grand pingouin est effectivement un exercice épistolaire puisque l'auteur, tout au long de l'ouvrage, s'adressera à lui sur le ton navré de celui qui sait que cela a du être dur, et qui, en plus, sait parfaitement ce que l'Humanité a fait subir, depuis la grande révolution industrielle de la fin du XIX° siècle, au reste du règne animal. Jean-Luc Porquet n'est rien de moins qu'une des grandes plumes du Canard Enchaîné, spécialisé dans les problèmes d'écologie et d'environnement (entre autres) et sait donc de quoi il parle. Se décrivant lui-même comme un archiviste compulsif, découpant dans la presse tout ce qu'il trouve sur telle espèce en voie d'extinction, sur telle catastrophe environnementale et ses conséquences sur les milieux naturels, il n'hésite pas à dégainer foultitudes de chiffres qui finissent de plonger le lecteur dans les affres de la honte la plus sincère. 

Car ce que raconte cet essai, ça n'est rien d'autre que le début de notre fin. A ceux qui contestent aujourd'hui ces théories catastrophistes, épaulés par des scientifiques eux-mêmes rémunérés par les industries pétrochimiques, il envoie quelques pics sévères :

 « Tout comme il est aujourd'hui impossible, malgré Claude Allègre et l'activisme des lobbies industriels, de nier la responsabilité de l'homme dans le réchauffement climatique, il sera bientôt impossible de nier qu'il est le principal auteur de la sixième extinction en cours ». 

On commence à parler d'ère anthropocène pour qualifier les millénaires sur lesquels nous régnons. Bravo à nous. Au Canard, on a la gâchette facile mais on sait de quoi on parle. Dans cette lettre peu consolatrice (tu vois pépère, tu n'es pas le seul à t'être fait décaniller comme un malpropre) à cet animal disgracieux mais qui fait toujours rire les enfants (leurs dépouilles rencontrent de francs succès dans les muséums d'histoire naturelle), et si on est juste atterrés par ce que nous infligeons aux autres espèces aussi bien qu'à nous-mêmes (attendez de voir, pour les abeilles...), on est tout aussi surpris par le calme avec lequel Porquet égrène son chapelet mortuaire. Car on comprend assez vite, avec lui, que la partie est jouée depuis des lustres et qu'à moins d'un brusque serrage de frein à main... mais ça n'arrivera jamais. 

Tout juste entrevoit-on lorsqu'il parle de Paul Watson, flibustier écologiste de Sea Shepard qui n'hésita pas à couler un baleinier pour faire respecter quelque accord international sur lequel les industriels n'hésitent à s'asseoir, une admiration sincère et une envie d'aller en découdre avec tous les Grosluc de la Terre. Dans son génial et drôlissime Gang de la clef à molette, le romancier Edward Abbey avait imaginé une sympathique bande d'énervés bourrés d'imagination faisant sauter les caterpillars sur les chantiers de construction de grands barrages, des hommes et des femmes prêts à tout pour qu'aucun banquier, aucun industriel, aucune armée ne vienne massacrer les grands espaces vierges des Etats-Unis. Il est peut-être tard pour s'y mettre, mais il serait temps... 

Oui, Grosluc a le droit de buter un grizzly avec son fusil à lunette gros calibre, c'est en effet moins dur, pour plaire aux filles, qu'un corps à corps au couteau Rambo avec ces grosses bêtes soupe-au-lait. La mer est à tout le monde, alors j'ai le droit de faire mon beurre avec tous ces poissons dedans. Mes pesticides sont bons pour la récolte du maïs et du soja, alors au diable ces abeilles, quoi, vous m'embêtez. 

Continuons comme ça, semble expliquer, navré, Jean-Luc Porquet au dernier grand pingouin dont il nous aura raconté la longue et douloureuse histoire. Dans le détail, c'est vrai que l'odyssée de cette espèce est horriblement triste et cruelle. Je vous laisse la découvrir, elle est incroyable. Ce n'est ni la seule, ni la plus terrible, et encore moins la dernière. 

La plus ridicule cependant, loin devant celle du Dodo de l'Ile de Pâques dont tout le monde s'est bien moqué, ce sera certainement la nôtre. Les grands maîtres incontestés de l'ère anthropocène, seul et unique instigateur de la sixième grande extinction des espèces (série en cours), ne survivront pas eux-mêmes à la catastrophe. Encore bravo à tous les Groslucs qui nous entourent. 

Et puis, si le grand pingouin, d'où il est, aura trouvé le moindre réconfort à la lecture de cette lettre bourrée d'affection pour lui et ses semblables... 


 Signé : Pingu 

Euh non, RongeMaille

06/10/2016

CULOTTEES de Pénélope Bagieu

GROS coup de cœur pour la BD Culottées des femmes qui ne font que ce qu'elles veulent de Pénélope Bagieu éditée chez Gallimard. Portraits hauts en couleurs de  15 femmes extraordinaires et pourtant peu connues. Déjà 2 tomes de parus et on en redemande !
Comment ne pas être touchée par ses héroïnes du quotidien. Des femmes d'hier et d'aujourd'hui qui savent ce qu'elles veulent et surtout qui se donnent les moyens de l'obtenir. Et ça... peu importe l'époque ça dérange ! Je ne vais pas vous dire que tout se termine bien pour ces sacrées bonnes-femmes, certaines vécurent presque 100 ans heureuses, libres et épanouies, d'autres ont fini au fond d'un ravin avant leurs 40 ans et d'autres encore sont toujours en vie et continuent de mener leur combat. Vous trouverez une vaste galerie de femmes : des guerrières, des meneuses, des artistes, des scientifiques, des originales, des courageuses, des généreuses, des passionnées, des femmes qui créent leur propre destin.

Ces courts portraits (3 ou 4 pages) résument succinctement l'enfance et les actions notables de  ces dames, donnant une folle envie d'en savoir plus sur chacune d'entre elles. D'ailleurs à chaque fois que je lisais un des portraits j'allais ensuite chercher des informations, des photos pour en savoir plus. Et pour celles que j'ai pu voir en photo (bizarrement aucune photo de l'impératrice chinoise du Ier siècle... c'est fou quand même !), je trouve que Pénélope Bagieu a admirablement bien croqué leurs traits et leurs singularités.
Chaque portrait se conclut par une très belle double page colorée qui détonne avec le style habituel de l'artiste et qui ajoute un charme certain à cette BD qui en est déjà rempli.
Voilà pour ceux qui avaient encore des doutes sur le talent de Pénélope Bagieu (et qui n'avaient donc pas lu sa dernière BD California Dreamin'), non ce n'est pas qu'une blogueuse qui raconte sa vie ou qui fait que des BD pour filles. BIM !

Je discuterai bien avec certaines de ses grandes dames autour d'un verre ou d'une tasse de thé !

Les culottées vont être adaptées en une série d'animation,30 épisodes de 3min, diffusée sur France 5. Affaire à suivre !


Signé : 

05/10/2016

MINNOW de James E. McTeer II

Minnow, - quel drôle de prénom, n'arrêtera-t-on pas de lui dire tout au long de sa folle aventure -, signifie à peu de chose près: petit poisson, menu fretin. Et ce qu'il va vivre tout au long de ce roman complètement fou va justement le confronter à son statut de petite chose. Nous voilà en Caroline du Sud, dans cette région bordée par l'Océan Atlantique où les gens de rien vivent dans des cabanes au bord de l'eau,  et ne vivent que de la pêche, s'ils en vivent... Cela se passe de nos jours, sans doute, mais leur dénuement est tel que cela pourrait se passer au siècle dernier, lors de la Grande Dépression par exemple, tant les marques d'une quelconque modernité sont absentes. Le père de Minnow est gravement malade, et ce gosse qui n'a peur de rien s'est juré de lui ramener le remède qui le sauvera.

Un pharmacien peu loquace va l'envoyer chez le fameux Docteur Crow. Lequel va l'expédier très loin dans les terres lugubres des Sea Islands à la recherche de Sorry Georges, descendant d'un sorcier vaudou responsable, il y a des années de cela, d'un terrible carnage : un de ses sorts maléfiques aurait tué plus de cinquante personnes. Sur sa tombe, Minnow devra soutirer quelque poudre magique et la rapporter chez lui.
Le périple de Minnow sera long. Il y croisera un chiot qu'il sauvera de gamins sadiques et deviendra sa mascotte, un alligator géant attendant là comme le gardien d'une frontière invisible, des chasseurs de nègres peu diserts, une tribu perdue au fin fond des marais qui semble vivre là comme à l'aube des temps, une horde de sangliers sauvages qui voudront sa peau, un guérisseur, des gens qui vont l'aider, le nourrir et le soigner. Avec comme point d'orgue un terrible ouragan, - Kathrina peut-être ou une de ses affreuses petites sœurs -, une vague immense qui saccagera absolument tout, le déluge et l'enfer. Les serpents se seront réfugiés dans les arbres, dont ils dégringoleront en grappes grouillantes, des chalutiers se retrouveront couchés sur le flanc au milieu des terres, des cadavres partout, pourrissant au soleil, dans l'eau croupie comme dans le flot des bras de mer qui encerclent les îles.

Quel livre ! Quel conte effarant, qui renvoie autant aux peurs primales qu'enchantaient les histoires cruelles des frères Grimm qu'aux plus terribles passages de l'Apocalypse. Nous sommes dans le Deep South, territoire pauvre et sauvage, imprégné de religion et de magie, de magnificence et d'horreurs sans nom. Minnow c'est un peu, bien sûr, Huckleberry Finn égaré en territoire vaudou mais dont les exploits ne seraient plus racontés par un illustre écrivain plein de verve et d'humour, porté par un amour certain du genre humain, mais par un narrateur effrayé lui-même par la puissance et le pouvoir de destruction de la nature. 

On pense beaucoup au Sud des bêtes sauvages, ce film de Behn Zeitlin qui nous montraient la (sur-)vie de gens peu ordinaires habitant, de nos jours, les bayous de Louisiane dans des conditions incroyables, loin de toute civilisation, ou à cet autre conte cruel filmé à hauteur de gosse par Jeff Nichols, Mud, dans lequel des gamins aventureux découvraient un bateau perché dans les arbres, sur une île déserte (ici, c'est le squelette d'un cheval accroché dans les branches qui sert de repère à un carrefour), intermède merveilleux pour aventuriers en herbe qui s'achevait là aussi dans le bruit et la fureur.

Autant Minnow est marqué par cette appartenance à une famille de grands romans américains, qui va de Mark Twain aux premiers romans de Truman Capote, en passant par Carson McCullers ou Flannery O'Connor, autrement dit à une certaine forme de roman d'apprentissage, autant il se démarque sans problème de cette glorieuse parenté par la force symbolique de ce périple qui ne craint jamais de se frotter au magique comme au merveilleux.

Voici donc le premier roman de James E. McTeer II, mesdames et messieurs, et il serait étonnant qu'on en reste là avec lui. Premier roman, coup de maître.

Signé: RongeMaille